Pragmatique de la religion

D'un point de vue linguistique, je ne comprends pas la langue dans laquelle ces prières sont prononcées, en ma présence complaisante.

D'un point de vue conceptuel ou dogmatique, je ne comprendrai jamais les termes employés (en admettant qu'on me les traduise ou que j'apprenne leur sens linguistique) sous le même jour que les gens nés dans la culture et la tradition afférentes à cette religion précise. Les différences sont trop nombreuses, trop intégrées à une façon de penser, de portée trop importante pour envisager (en supposant que j'acquière à la longue la compréhension des codes et notions sous-jacentes) qu'elles ne m'apparaissent autrement que de manière seconde : quand des circonstances exceptionnelles m'amèneraient à reconstruire toutes ma vie et mon identité au sein de cet univers, il me manquerait encore d'y avoir grandi, élevé dans une continuité de culte familiale et collective.

D'un point de vue pragmatique, cependant, nous faisons ensemble une même chose : nous réunir avec des gens qu'on aime, ayant observé des rituels qui, sous cette perspective, ont pour fonction d'éliminer nos variations d'humeur et d'occupation en ce jour donné, pour, ayant partagé les préparatifs, nous retrouver de même fatigués face au symbole de notre finitude (ou de notre transcendance)(ou simplement de notre humanité)(ou d'un désir desdits, au minimum). Et peut-être, en vertu de la répétition des mêmes rituels en des jours déterminés de l'année, nous souvenir d'autres êtres aimés désormais absents, avec qui on les a autrefois pratiqués ; éventuellement, nous projeter dans une persistance étendue aux générations suivantes. Tout cela est possible, en dépit des abîmes linguistiques et conceptuels qui nous séparent, grâce à la bonne volonté et à l'amour que nous y mettons tous, par désir d'unité affective autour de la relation familiale qui nous unit. Nos sentiments sont plus importants que notre langage ; nos sentiments se rejoignent quand nos langages diffèrent.

Pour faire l'expérience de cette dimension pragmatique, il faut bien cependant un langage, des prières, des rituels. On a beau reconnaître leur caractère relatif, on ne peut pas cultiver ces liens interpersonnels sans forme définie, sans norme explicite (le pèlerin déposera des fleurs sur la tombe du saint) ou implicite (venez déjeuner chez moi dimanche). Cela créerait des dissensions, des discussions, certainement des désaccords, et l'activité consistant à débattre et décider de la forme des rituels, ce n'est pas du tout la même que de les pratiquer (fût-ce en y souscrivant de manière variable). L'intellect peut envisager l'arbitraire du signifiant, ou s'abîmer à le justifier, sans préjudice au déploiement sous cette égide contingente de sentiments partagés et nécessaires. “Parce que c'était lui, parce que c'était moi”: l'amour ne fait pas autrement, malgré les raisons qu'on se donne, en choisissant (?) de se porter sur celui-ci ou celle-là plutôt. Il est bien plus ardu de n'aimer personne ou d'aimer tout le monde sans distinction mais entièrement.

Cela dit, parce qu'il m'est nécessaire de disposer ces pétales de rose selon certaines figures héritées, si quelqu'un souhaitait les arranger autrement, je ne vois nul besoin de s'entretuer pour autant. Il suffit qu'il donne un nouveau nom à sa pratique ou, dans le temps, à sa tradition. Cela nous fait appartenir à des groupes distincts, certes, ce qui implique malgré tout un phénomène d'exclusion (on peut donc espérer que les membres de sa famille ordonnent identiquement les pétales, afin de rester ensemble ; cependant on ne peut l'imposer sans étouffer l'amour), mais n'empêche aucunement de se rendre visite et d'agréer, tout en priant avec lui, les rituels différents de notre hôte. Qui serait assez sot pour croire posséder le seul motif exprimant un désir que les roses ne contiennent évidemment pas, dont elles sont l'instrument ? Qui souhaiterait de bonne foi réduire Dieu à la notion qu'il s'en fait ?

Ne pouvoir accepter aucun langage existant, par excès d'esprit critique ou, peut-être, à cause d'une vision directe et personnelle de ce que ces langages visent à désigner, qui m'oblige à trouver pour cela mes propres mots, c'est sans doute la raison pour laquelle j'écris. Sans doute aussi la raison pour laquelle je n'appartiens à aucun groupe, n'utilisant la langue de personne (je créerai peut-être ainsi le mien, si d'autres s'attribuent la mienne ; mais cela m'est-il nécessaire ? Développé-je mon langage pour devenir le prophète d'une secte future, ou simplement parce que j'en ai besoin pour dire ce que je vois ? Hypothétiquement, ce que j'entends inspirer à autrui, est-ce le désir d'adopter mon langage ou plutôt, si la littérature, notion moderne, est une Bible démocratique en élaboration perpétuelle, la conviction qu'il est possible chacun, sans manquer Dieu, d'en parler dans la langue qu'on veut ?)(qui n'est pas pour autant n'importe laquelle)