Technique ou inspiration ? Une particularité du travail d'écrivain

Dans une société technologique, l'inspiration évoque une notion romantique dépassée qui consistait, croit-on, à recevoir sous l'effet d'une transe pythique le contenu d'une œuvre directement des dieux, sans réflexion ni travail (le mot « technique » lui-même aurait fait grimacer) mais par l'effet seulement du génie, sorte de grâce innée associant créativité, folie et syphilis en de rares individus généralement mâles et issus des classes dominantes. Cependant, essayez d'appliquer uniquement des techniques à l'écriture littéraire, que ce soient les recettes à roman dont les Américains sont friands ou les structures de la rime telles qu'on nous les enseigne à l'école, et si vous êtes satisfaits du résultat, alors pourquoi lire cet article ?

Repenser l'inspiration (ou la tentation d'une contrepèterie)

Puisque vous êtes ici, nous sommes d'accord : il faut autre chose qu'application purement mécanique de principes théoriques si l'on veut écrire des textes valant d'être lus. Mais qu'est-ce donc que cette inspiration, si l'on persiste à la nommer ainsi, cette ressource moins objective, moins explicite que la technique ou la réflexion, qui différencie pourtant un poème réussi d'un exercice de style ? Que cherche un écrivain qui n'écrit pas, sentant que lui manque un ingrédient essentiel ? Qu'a-t-il trouvé lorsqu'enfin se met en branle trépidant son outil ? Je ne pense pas pouvoir me tromper (car c'est ne prendre aucun risque) en affirmant qu'il arrive à l'inspiration de se présenter sous des formes diverses, ni en soulignant l'utilité de les examiner un instant.

Le sentiment ou enthousiasme lyrique est une option avérée, mais des plus délicates, requérant une maîtrise sans faille (de soi et de son instrument) sous peine de se noyer dans ses propres larmes et de perdre ainsi la capacité de jugement qui préserve de la logorrhée. Une idée, cela marche aussi : d'ailleurs, s'il vous est possible de concevoir d'où viennent les idées (je ne sais pas, en lisant beaucoup de philosophie, peut-être), je retiendrais volontiers cette étincelle initiale — certes dépendant de nombreux éléments connexes mais, lorsqu'elle apparaît, pourvue d'une énergie spécifique — comme première définition de l'inspiration. Une obsession (ou le nom du chien d'Astérix), ce serait encore plus pratique, permettant à votre idée d'acquérir assez de continuité, sinon de stabilité, pour soutenir de votre part un effort prolongé. Un traumatisme psychologique serait parfait, mais je ne peux pas non plus vous demander tous les sacrifices.

Du sentiment et des idées, sans doute, et plus précisément cette impulsion qui les fait naître (ou affleurer à la surface d'un océan psychique aux abysses grouillant de monstres divers, si on souscrit au modèle freudien) et, c'est le second élément indispensable, s'incarne en un langage particulier (l'écriture, la musique, le dessin) plutôt que de se disperser dans le flot de la conscience1. Il serait tentant de définir ainsi l'inspiration et d'appliquer la notion de technique à un procédé second de « traduction de l'inspiration en langage », mais ce n'est pas si simple. Dans l'inspiration, il y a déjà du langage (de premiers mots, une mélodie), émergeant comme une promesse, aspirant à se poursuivre : vous ne pouvez pas le prendre, l'analyser, et en déduire la forme de l'œuvre achevée. Il vous faut continuer sur cette lancée initiale, en un travail qui inclura nécessairement des dimensions techniques, mais à l'intérieur du mouvement de l'inspiration.

Inspiration et technique : un dialogue permanent, une opposition illusoire

C'est en effet un phénomène bien réel : il advient que des phrases « sortent toutes seules » les unes après les autres, à tel point que c'est uniquement l'agilité du poignet ou des doigts qui limite la vitesse d'écriture. Cela m'est arrivé pour la première fois quand j'avais dix ou onze ans et, bien entendu, à l'époque, cela m'a semblé proprement magique2. Les phrases se succédaient, exprimant métaphoriquement ce que je ressentais, jusqu'à ce qu'une page noircie je me sente satisfait. C'était bien autre chose que de rédiger un devoir ou une lettre selon un plan prédéterminé ! Le résultat me paraissait assez beau, par contre, là où j'ai été bien embêté, c'est en voulant recommencer… Cela vient tout seul, mais cela ne vient pas tout seul…

De plus, en y réfléchissant, quand on écrit des phrases de manière « normale », on les fabrique toujours par fragments successifs qui se présentent tout conçus, avec des hésitations peut-être, des options possibles entre lesquelles nous choisissons, mais qui chacune apparaît déjà formulée : c'est aussi de l'inspiration, à petites doses, filtrée par des notions techniques (ceci est-il correct grammaticalement, le niveau de langue correspond-il à mon auditoire, etc.). Peut-être l'inspiration est-elle toujours là, à la naissance du langage, et sont-ce son échelle (les dimensions des unités de langage produites) et sa coloration (l'intention ou le ressenti qui la motivent) qui varient ?

Autre exemple, les diverses blagues qui me viennent à l'esprit en écrivant ces articles ; qu'on les aime ou pas, elles surviennent spontanément en raison, probablement, des sentiments qui m'animent tout en travaillant à construire un discours sensé : un besoin de ne pas trop me prendre au sérieux, une conscience aigüe des limites de toute description théorique. Je pourrais difficilement les rajouter après coup, ici et là, dans le but de produire un effet rhétorique réfléchi : il faut, pour être bien senties, qu'elles résultent d'une forme d'inspiration et c'est ce qui confère au propos une voix d'auteur, avec une personnalité3. Il n'est pas impossible, en revanche, que j'aie multiplié sciemment ces blagues afin de m'en servir comme exemple : il aurait suffi de faire preuve de moins de rigueur, de moins censurer mes inspirations de plaisantin au profit de celles de penseur sérieux, et d'avoir anticipé ce que cela me permettrait d'illustrer. Je ne peux ni confirmer ni infirmer cette hypothèse, d'abord car ce ne serait pas drôle, ensuite parce qu'il est plus important de souligner que laisser cours ou non à son inspiration, l'orienter, la maîtriser, c'est déjà une forme de technique, par définition subséquente à l'inspiration, mais que l'on peut travailler de manière pratique.

Ainsi, au sein même de l'inspiration, il existe un regard critique (valider ou non les mots qui nous viennent, les revoir, choisir entre plusieurs options) et la possibilité de se constituer un bagage technique, c'est-à-dire des notions fondées sur l'expérience ou l'apprentissage qui viennent guider le flux de l'écriture. Si le regard critique repose sur une évaluation qualitative ou des stratégies rhétoriques internalisées, la technique serait plutôt une conception formelle disponible qui structure sans l'interrompre la progression du texte (au contraire d'un schéma théorique préalable, statique, permettant seulement de faire des plans, mais pas d'écrire). Par exemple, vers mes 18 ans, je me souviens avoir remarqué que plusieurs de mes poèmes, spontanément, se terminaient par la répétition du premier vers ou des deux premiers. Après en avoir pris conscience, c'est devenu une possibilité, voire un jeu (les répéter en les inversant, répéter avec un sens devenu différent entre temps, créer plusieurs enchâssements concentriques, etc.) : une technique, donc, rudimentaire sans doute, en rien miraculeuse, mais provenant d'un travail répété, née d'une suite de moments d'inspiration, en somme une technique d'artisan et non de machine.

Une technique à l'intérieur de l'inspiration, tout comme il existe, et même il est nécessaire de rechercher, une inspiration à l'intérieur de la technique. Pour faire très simple, imaginons que mon cahier des charges, techniquement, soit d'écrire 21 petits textes, en 3 parties de 7, de format très court afin d'être chantés par une soprano en quelques minutes de musique chacun. Je vais organiser les 3 parties de manière à ce qu'elles se succèdent de manière signifiante, compter jusqu'à 7 à l'intérieur de chacune d'entre elles, et avoir une idée des thèmes et formats qui conviennent à chaque petit texte. Et maintenant ? Il faut encore qu'il y ait quelque élan, quelque enthousiasme ou excitation, pour qu'ils aient un peu de chair en eux-mêmes. Là, mon inspiration va se situer dans un cadre qui doit me rester à l'esprit en écrivant, mais une fois celui-ci posé, j'en reviens à chercher à chaque fois une étincelle, quelque chose d'imprévisible, d'improgrammable, qu'il ne m'appartient que de cultiver comme une plante, pas de construire comme un puzzle.

L'opposition entre technique et inspiration se dépasse ainsi selon un schéma de type « yin yang », par inclusion de l'une en l'autre et de l'autre en l'une, mais aussi, avec le temps et la pratique, par une fusion spécifique des deux attitudes mentales, propre à chacun, que l'on pourrait également appeler un « style ».

Cas pratique : construire un roman (ou « dialectique architecturale », pourquoi pas)

La relation entre technique et inspiration n'est jamais aussi délicate, du moins me concernant, que lors de la conception d'un roman. Comme il s'agit d'un texte long, très long, il est pratiquement impossible de l'écrire d'une traite (à moins de s'appeler Stendhal, à en croire la légende parmesane), et comme il s'agit d'un texte structuré, a priori pas mal structuré, il est pratiquement impossible qu'il vous sorte tout armé du crâne. On aime cette image de l'écrivain acharné, labeurant4 nuit et jour afin d'extraire de lui-même le roman qu'il devinait y vivre sous sa forme définitive déjà, mais elle relève plutôt d'un fantasme visant à faire du texte un objet immuable et parfait, aux caractéristiques intrinsèques, alors qu'il relève davantage de la somme d'innombrables décisions, corrections, erreurs même, ayant atteint un état jugé fini. En réalité, lorsqu'on écrit un roman, il y a souvent un plan5.

Un plan, c'est une structure, c'est à dire aussi des étapes, concrètement : des parties à écrire l'une après l'autre, rarement dans l'ordre, mais jamais toutes en même temps. Une succession de parties, donc, reliées entre elles par des associations logiques, dont au minimum le déroulé du texte (qu'on peut représenter par un sommaire) et le temps de l'histoire (la chronologie interne à l'espace fictionnel). De ce point de vue, chaque partie est un élément d'une chaîne, définie par ses relations et ce qu'elle apporte à l'ensemble. L'auteur en possède une notion abstraite, extérieure au récit.

Tandis que l'inspiration, dans l'écriture du roman, ce qui fait progresser d'une phrase et d'un paragraphe aux suivants, c'est d'être en imagination à l'intérieur du récit. D'y être suffisamment pour voir, percevoir, ressentir, observer, comprendre et réagir à ce qui s'y passe. C'est, je crois, la seule manière de pouvoir raconter sincèrement, sans faire semblant, des faits inventés. Même si l'on y conçoit des notions abstraites, c'est plus comme dans la vie : en arrière-plan, plus ou moins conscient, plus ou moins analytique selon les personnalités, de l'action qui possède sa dynamique, ses exigences propres. Être immergé dans le récit, au moins autant qu'un acteur dans son rôle6 est ainsi un état inconciliable avec celui de l'organisateur calculateur extérieur et planificateur.

Mais, ainsi qu'évoqué plus haut, en dehors des films hollywoodiens, on ne peut guère rester en transe tout le temps d'un roman, l'écrire comme on le lit si on le lit d'une traite. Il faut donc effectuer des aller-retour, plus ou moins aisés, entre les deux points de vue ; accepter la possibilité que le travail de l'un vienne modifier l'autre et ne pas s'y perdre trop ; s'inscrire dans une dialectique (pardon) où vers l'horizon du manuscrit fini, thèse et antithèse s'entremêlent jusqu'à devenir la synthèse du texte senti ET structuré (faire seulement l'un des deux, c'est facile) ; et fluidifier autant que faire se peut les trajets, en particulier celui consistant, après s'être appliqué à faire de beaux plans, à revenir à la réalité de l'écriture de fiction, qui exige qu'on s'y implique davantage (« Il suffit d'y penser. Et de s'y mettre. », d'après Jorge Semprun, je souligne). Du moins, telle est mon expérience : j'ai lu des interviews d'écrivains décrivant d'autres procédés moins ardus (tout serait planifié d'abord, tout s'écrirait facilement ensuite, ou le contraire), mais je ne sais pas si j'y crois complètement7.

Technique et inspiration, inspiration et technique

À travers ces exemples et tentatives de définition (pour lesquelles je ne peux m'appuyer que sur mon expérience personnelle, ne prétendant donc pas à l'exhaustivité, mais à communiquer quelque chose d'utile), les notions d'inspiration et de technique se sont précisées, au moins pour moi. L'inspiration serait un état intérieur indispensable à l'écriture, ressemblant fort peu finalement à la réception par ondes spéciales d'une création toute formée à l'avance par une source divine, mais plutôt à un élan, une confiance (en soi, en l'effort qu'on fournit) mêlant idées, sentiments (ou ressenti) et un début d'ébauche concrète du texte à produire : une première phrase, de premiers mots qui sont « déjà là » au moment où l'on se met à l'ouvrage. L'un des enjeux du travail d'écrivain serait de la maintenir en vie, cette inspiration, le temps requis pour l'achèvement du texte envisagé : même avec des pauses, évidemment nécessaires lorsque le texte est long, il faut parvenir à l'isoler en nous, à la ménager, pour savoir la reprendre et la conduire jusqu'au bout de la trajectoire qui nous semble lui convenir. L'inspiration est indispensable parce qu'elle nous montre quelque chose qui n'est pas encore là, vers laquelle elle n'est à chaque instant qu'un seul pas dirigé. L'inspiration est un peu mystérieuse parce qu'elle relève d'un phénomène intérieur : on ne peut que la ressentir soi-même, non l'observer chez les autres. L'inspiration peut paraître opposée à la technique, car le meilleur moyen de la perdre est de se lancer dans des calculs ou analyses objectivants sur un texte qui n'existe pas encore, mais nous avons vu que ce n'est pas si simple.

La technique a toute sa place auprès de l'inspiration, sous diverses formes qui ne l'entravent pas, mais au contraire la soutiennent et lui permettent de se transmuer en œuvre, c'est-à-dire qu'un état intérieur devienne un objet extérieur et concret. (Objectiver un état intérieur, c'est le limiter à ce qu'il est à cet instant, le figer en graine, tandis que le travail d'écrivain, c'est de le transformer — progressivement, peu à peu, par le travail et non par l'abstraction — en objet.) D'ailleurs, on peine à concevoir ce que l'inspiration toute seule produirait : l'inspiration c'est un désir, une idée, une vision, un élan, l'ébauche d'un premier geste, mais après il faut travailler, répéter des gestes, les améliorer, trouver les suivants, et là c'est affaire de technique. L'ignorer ne reviendrait qu'à choisir une absence de technique, ce qui a peu de chances de fonctionner. Cependant, si appliquer analytiquement des techniques préalablement définies ne me semble pas compatible avec l'inspiration, que reste-t-il ? Principalement deux sources et (mauvaise nouvelle) qui prennent du temps toutes les deux :

  1. la lecture. On peut y remarquer consciemment de petits points techniques, mais dans ces moments-là on ne lit pas, on est en pause, et c'est l'état d'hypnose de la lecture qui en fait l'intérêt8. C'est donc surtout de manière inconsciente, par osmose, que la lecture peut nous apprendre à écrire. Je conseille de s'y adonner souvent et longuement.
  2. l'écriture. Je conseille de s'y adonner souvent et longuement. Si c'est en lisant qu'on devient liseron, c'est en écrivant qu'on écrira mieux. On peut apprendre beaucoup de sa propre écriture, à condition de recommencer encore et encore, et de ne pas se prendre pour un génie dont toute phrase est parfaite, ni pour indigne d'écrire dans le cas contraire. Parfaire est un processus perpétuel, tant qu'on ne s'arrête pas on fait mieux qu'avant-hier. Développer des techniques à partir de nos propres difficultés, réussites et obsessions, c'est se construire un style, ce qui demande du temps mais en vaut la peine.

J'approche de trente ans d'expérience (c'est l'avantage de commencer tôt). Mon travail a beaucoup changé et j'imagine pouvoir encore beaucoup progresser, si trente années nouvelles me sont données. Mais d'un autre point de vue, qui m'interpelle de plus en plus à mesure que le temps passe, j'ai l'impression que rien n'a changé, de poursuivre la même vision depuis le début. Évidemment, j'apprends des choses et j'essaie de m'améliorer ; mais ce que je m'efforce d'atteindre, ce vers quoi me pousse mon inspiration, n'a pas changé et pas seulement en cela que c'est toujours hors de portée. Mon attitude tentant d'y tendre mon regard, la source du désir d'écrire, si on veut, se ressemble beaucoup d'année en année. Patience et persévérance : deux états intérieurs qui sont aussi des techniques pour un écrivain.

Mais concrètement, quoi faire ?

Si la meilleure technique n'est pas celle que l'on apprend d'autrui, mais celle que l'on acquiert soi-même à l'ouvrage, que peut-on retirer d'un article comme celui-ci ? Peut-être, outre les discussions précédentes, quelques indications quant aux endroits où chercher :

12/10/2022