Quelque chose

“Au chapitre XIX de la Prasannapadâ (le « commentaire limpide »), le penseur bouddhiste Candrakîrti, expliquant des formules de Nâgârjuna, écrit, sous le titre « Réfutation de l’existence du temps » :

OBJECTION. – Les choses possèdent certainement une nature propre, puisque c’est grâce à elle que nous parlons des trois temps. Le Bienheureux a enseigné l’existence du passé, du présent et de l’avenir et il a enseigné qu’ils ont pour substrat les choses. Si la nature propre d’une chose a été produite, on la nomme « passée ». Si la nature propre d’une chose est produite, mais non encore détruite, on la nomme « présente ». Si la nature propre d’une chose ne s’est pas encore réalisée, on la nomme « future ». C’est ainsi qu’il a enseigné l’existence des temps et leur dépendance de la nature propre des choses. Par conséquent, la nature propre des choses, qui dépend à son tour des temps, existe.

RÉPONSE. – La nature propre des choses, grâce à laquelle nous parlons des trois temps, existerait si, comme vous le pensez, les trois temps existaient. Mais il n’en est rien. Le maître le prouve en disant :

« Si le présent et l’avenir n’existaient qu’en relation avec le passé, ils existeraient déjà dans le passé. »

En effet, si le présent et l’avenir existaient en ce monde, ce ne pourrait être qu’en relation avec le passé ou indépendamment de lui. Or, s’il était prouvé que présent et avenir existent en relation avec le passé, ils existeraient déjà nécessairement dans le passé. Car une chose ne peut être en relation avec une autre chose si elle n’y existe déjà, comme par exemple pour cette raison il n’y a pas de relation entre une femme stérile et son fils […].

OBJECTION. – Mais il y a une relation entre les ténèbres, même inexistantes, et une lampe et entre une lampe et l’obscurité en tant qu’elles sont contraires.

RÉPONSE. – Cela est faux, car ce n’est qu’une pétition de principe. D’autre part, si vous admettiez, afin d’établir une relation entre eux, que le présent et l’avenir existaient déjà dans le passé, dans ce cas ils auraient la même nature que lui puisqu’ils y existeraient déjà. Mais alors le passé n’existerait pas non plus, car il est « ce qu’a laissé derrière soi l’état présent » et l’avenir « ce qui n’est pas encore en possession de l’état présent ». Mais, si le présent et l’avenir ne peuvent exister, comment quoi que ce soit pourrait-il avoir la nature du passé ? Le passé n’existerait donc pas non plus.

Si, désireux d’éviter les erreurs, on disait :

« Le présent et l’avenir n’existent pas dans le passé, alors, s’il en était ainsi, comment pourraient-ils être en relation avec lui ? »

Si l’on pense que présent et avenir n’existent pas dans le passé, dans ce cas-là ils ne pourraient avoir de relation avec le passé puisqu’ils n’y existeraient pas déjà et ils seraient semblables au lotus du ciel.

OBJECTION. – Soit. Mais les partisans du temps croient néanmoins à son existence et ils disent : « Pourquoi est-il nécessaire qu’il y ait une relation entre le présent et l’avenir d’une part et le passé d’autre part ? »

RÉPONSE. – « On ne peut pas prouver l’existence du présent et de l’avenir sans admettre leur relation avec le passé. Le présent et l’avenir n’existent donc pas. »

Le présent et l’avenir n’existent pas puisqu’ils ne sont pas en relation avec le passé et qu’ils sont non-existants comme la corne de l’âne. Puisque ainsi le présent et l’avenir n’existent pas, on saura donc que le temps n’existe pas.

De même que l’on ne peut pas prouver l’existence du présent et de l’avenir qu’ils soient en relation ou non avec le passé, de même il faudra admettre l’impossibilité d’établir : soit l’existence du passé et de l’avenir, qu’ils soient en relation avec le présent ou non ; soit l’existence du présent et du passé, qu’ils soient en relation avec l’avenir ou non. Car, dans ces cas, les mêmes difficultés rencontrées lorsqu’on ne pouvait pas prouver l’existence du présent et de l’avenir, soit en relation avec le passé, soit indépendamment de lui, se retrouveront.”

(Roger Pol-Droit, L'oubli de l'Inde, chapitre 2)