Ne pouvoir rien penser

Terminant le livre que je lisais depuis avant-hier, après avoir pris cette note ce matin, voici que sa conclusion y répond :

“la parenté initiale de la pensée et de l’être. Ceci nous reste à examiner.

Oui… c’est exact.

– Or, il me semble que tout se joue là. Si quelque chose sépare la posture grecque, occidentale, métaphysique, scientifique, et la posture indienne, ou orientale, globalement dépourvue de cette manière que nous avons de disposer du monde et d’en user en fonction de nos savoirs, c’est sans doute là qu’il faut le chercher. J’aimerais t’en donner un bref exemple, pour sortir des généralités.

Quand on pose au Bouddha des questions dont certaines évoquent pour nous les antinomies kantiennes, par exemple : le monde est-il fini ou infini ? l’âme mortelle ou immortelle ?, il se tait toujours. La liste de ces questions sans réponse est même devenue l’un des passages obligés de la réflexion bouddhique. Comment entendre ce silence ? Il semble bien que sa principale justification, en dehors de ses effets thérapeutiques, réside dans le fait que les doctrines antagonistes qui s’opposent au sujet de la vie de l’âme ou des limites du monde, etc. ont tort les unes comme les autres. Il serait même plus exact de dire qu’elles n’ont ni tort ni raison, du point de vue bouddhique. Cela est pour nous fort déroutant.

Sûrement. Mais quel rapport avec l’être et la pensée ?

– J’y viens. La principale raison pour laquelle nous sommes déconcertés, c’est qu’il nous paraît aussi impossible, face à deux énoncés contraires, d’affirmer les deux ensemble que de n’en affirmer aucun. Premièrement, je ne peux pas dire que ce cendrier est noir et en même temps n’est pas noir. Deuxièmement, je dois forcément dire, nous semble-t-il, ou bien qu’il est noir, ou bien qu’il ne l’est pas. Ces deux contraintes nous paraissent indissociables. Or les bouddhistes les dissocient. Ils se plient, très rationnellement, à la première contrainte, en invalidant et en excluant une affirmation simultanée des contraires. Mais ils rejettent totalement la seconde. Qu’il me soit impossible d’affirmer et de nier à la fois que le cendrier est noir n’entraîne pas forcément que je doive affirmer ou nier quoi que ce soit à son propos. Je peux me taire. Je peux aussi, ce qui revient au silence, nier simultanément les deux termes de cette alternative, dire que le cendrier n’est pas noir, ni « non noir ».

C’est une contradiction !

– Pas du tout. C’est tout à fait autre chose. Dire « ni oui ni non », ce n’est pas équivalent à dire « oui et non » simultanément ! Ce n’est une contradiction à tes yeux que si tu supposes qu’il y a nécessairement l’un des deux énoncés qui doit « dire vrai ». Autrement dit, ta remarque n’a de sens qu’à partir de cette parenté originaire entre l’être et la pensée qui fait le fond de notre tradition.

Mais on ne peut pas penser autrement !

– Mais si ! Et il y là un point de clivage absolument fondamental. Je ne voudrais pas entrer dans trop de technique philosophique. Mais relis Aristote, Métaphysique, livres T et K, c’est-à-dire les textes où est dégagé et défendu le principe de non-contradiction, lequel commande, de façon directe ou indirecte, toute la pensée occidentale. Tu verras que ce principe, qui impose, chez Aristote, les deux contraintes que j’évoquais tout à l’heure, a également d’autres fonctions. Car il est garant de la distinction des êtres et de leur différence réelle, en même temps que de la possibilité des discours et de la véracité des savoirs. L’être, le pensable et le dicible, ils les fondent ensemble.

Or, il n’en va pas du tout de même pour les bouddhistes. Ils ne refusent pas ce principe comme loi de tout discours. Il régit, pour eux comme pour nous, l’ordre du dicible et du pensable. Mais il laisse totalement de côté le réel, qui excède les limites de nos représentations. Ce que les bouddhistes refusent, ce n’est donc pas l’usage de ce principe, c’est sa portée ontologique.

Ceci, tu t’en doutes, a bien des conséquences. Il y en a une qui est particulièrement intéressante pour la question que tu as posée : philosophie, oui ou non ? C’est l’absence, dans les discours bouddhiques, de ce que nous appelons des concepts. Un concept, c’est une possibilité d’avoir prise. Concapitur en latin, Begriff en allemand ne disent pas autre chose. Le concept regroupe, enserre, agrippe, enclôt – permet de « saisir », comme on dit. Les notions clés du bouddhisme, au contraire, sont toutes désignées par des termes négatifs, et surtout privatifs, qui dénotent une « absence de »… de stabilité, de nature, de savoir, etc.”

(Roger-Pol Droit, L'oubli de l'Inde, “Conclure, disent-ils…”)