De la lecture comme expérience de sainteté

(Quelques idées tôt conçues, diablement esquissées en style universitaire, mais pas si bêtes à la base, sur la lecture et les pancakes américains. Devoir de séminaire — “L'écriture du témoignage”, Prof. Massimo Lollini, University of Oregon, automne 2006 — amputé des tête et queue conventionnelles.)

1. Le sujet et l’objet du verbe « être »

Être en soi c’est déjà rencontrer. On est-avec l’autre avant que d’être en nous-mêmes : le « mother-and-child » lacanien aussi bien que l’éthique pré-ontologique de Levinas. À chaque moment de notre être, le souvenir de l’autre est présent et l’anticipation de la rencontre nouvelle à venir. En cela, l’autre est toujours en nous ; nous sommes toujours pour-autrui.

Nous sommes seuls, cependant. La solitude de l’être n’est pas entamée par le pour-autrui. L’autre en nous n’est pas ou plus hors de nous. Qu’on l’envisage comme exil du paradis perdu ou comme constante ontologique de l’individu, cette irréductibilité du moi détermine en permanence notre caractère d’être.

Ainsi, « être » contient en même temps l’être en-soi (pour autrui), ou subjectité, et l’être pour-autrui (en soi), ou objectité. Le moi comme autre qu’autrui, hors de la présence d’autrui, est composé de ces deux faces complémentaires : la potentialité d’un soi et la potentialité d’un autre.

En termes de perception de soi, la distinction s’exprime entre l’intériorité et l’extériorité du sujet. Les deux coexistent dans un même acte de perception : lorsque je vois cette assiette de pancakes, j’en reçois intérieurement la sensation visuelle, qui peut éveiller en moi la gourmandise ou le souvenir d’une autre assiette de pancakes de mon enfance, chez ma tante Léonie ; mais je la vois aussi comme assiette extérieure à moi, par rapport à laquelle je suis situé dans l’espace et qui constitue pour moi une potentialité de mouvement, de contact et de dégustation.

Cette dualité du phénomène, qui est séparable ainsi par un effort de pensée et advient de fait sur le mode de la simultanéité, n’est bien entendu pas limitée à la vision, ni à l’objet. C’est le mode d’existence général du phénomène d’être, qui reflète l’existence en amont d’une dualité subjectale et objectale de l’être. Je suis simultanément en moi, intérieurement, et par rapport à l’autre, objet qui me « reflète », où je me vois. L’assiette de pancakes en tant qu’objet (de matérialité), intérieurement reçu par moi, contribue à me définir en tant que sujet (de subjectité). La même assiette contribue à me définir en tant qu’objet (d’objectité) lorsque je me situe par rapport à elle, que j’institue alors en tant que sujet (de matérialité).

La phénoménalité de l’être se double d’une fragilité, d’une passivité par rapport à soi qui définit notre subjectivité. Nous existons en effet dans la totalité simultanée de notre être, alors que notre conscience est quantitativement limitée et faite d’instants successifs. Nous ne sommes donc conscients que d’une infime partie de notre être et nous n’existons, comme sujets de subjectivité (c'est-à-dire comme conscience réflexive de notre être orientée vers l’extérieur), qu’à la surface d’un océan aux profondeurs troubles et inconnues.

La dualité de l’être se réalise dans le double mouvement de noème et de noèse du phénomène ; où s’inscrit doublement la déchirure de la conscience, à la fois finitude et ouverture sur l’infini. Correspondant aux deux modes de notre être, le subconscient, d’une part, et l’obconscient d’autre part se tiennent hors d’atteinte, intrinsèquement nôtres, en tant qu’intérieur et surface, mais étranges, étrangers à nous-mêmes.

L’inconscient nous met en position de faiblesse par rapport à ce que nous sommes. La conscience ne pouvant ni le connaître (nous ne pouvons totalement nous connaître) ni s’en défaire (nous existons malgré nous), mais simplement être consciente de son incomplétude, notre subjectivité s’établit sur une faille, une fragilité essentielle où s’enracine, dans un manque, notre dramatique besoin de l’autre. Nous vacillons dans cet inconnu, tel un funambule entouré de gouffre de toutes parts, ignorant les points d’attache de son fil mais avançant pourtant, incertain de la gravité qui le soutient. Nos tentatives d’être dépendent intrinsèquement de cette insécurité : aller vers l’autre, dans ce contexte, comprend l’espoir d’obtenir un appui, une forme de définition de nous-mêmes ; la fatalité de se heurter de nouveau à notre obconscient, aux distorsions de communication, à l’inconscient de l’autre ; le risque d’instrumentaliser l’autre, de tenter de nous le sacrifier, tant cette fragilité nous emplit d’angoisse.

2. Le sujet et l’objet du verbe « rencontrer »

Dans la rencontre sont en présence deux subjectivités, construites chacune ainsi sur l’opaque, suspendues entre les formes incertaines et indissociables du soi et de l’autre. En tant que subjectivités néanmoins, elles s’affirment dans la complétude de leur sujet : nous nous présentons à l’autre chargés du poids de tout notre être, indifféremment de l’inconnu qu’il contient pour nous. Mais la rencontre n’est pas intersubjectivité, si l’on entend par là que les deux subjectivités entrent en contact sur un même plan d’égalité. Plutôt, il y a deux relations dans la rencontre, symétriques mais inversement hiérarchisées, où la subjectivité de l’un se confronte à la subjectivité de l’autre qu’elle objectifie.

L’autre-humain diffère de l’assiette de pancakes en ce qu’il n’est pas institué par moi en tant que sujet, mais existe en dehors de moi, subjectivité égale à la mienne et identiquement composée. En lui-même, l’autre n’est pas un objet (de matérialité) mais un sujet (de subjectité, d’objectité et, de manière analogue à moi, de subjectivité). Pour moi cependant, ce corps que je n’habite pas se présente d’abord à ma vue comme un objet (de matérialité). Ce n’est qu’ensuite, lorsque ce corps devient expression (de ressemblance physique avec moi, puis de langage), qu’il s’affranchit de ce règne matériel : l’autre se présente alors à moi comme expression de subjectivité.

Cette expression comporte une limite radicale de communicabilité : traduction de la conscience en langage, elle est soumise à la fois à l’imperfection de tout système linguistique (réduction de la conscience aux termes du langage, polysémie et incompréhension) et au manque radical qui définit la conscience. Malgré cela, elle entraîne envers l’autre un premier soupçon d’humain : c’est lorsque l’objet devient expression d’un autre-humain, qu’elle cache et révèle à la fois, que débute la rencontre et avec elle mon besoin de la nier.

L’autre en tant qu’objet de matérialité similaire à moi me définit autant que l’assiette de pancakes. C’est un corps dont l’existence affecte mes sens et par rapport auquel j’existe ; il existe en moi et j’existe par rapport à lui, pleinement dans mon être où ma conscience affleure. Devenant expression d’autre-humain, suspicion de subjectivité, l’autre redouble le vide qui m’emplit, défait ma relation première à lui pour s’affirmer égal, pair en complexité puis en abîme. Je ne peux plus me reposer sur l’autre, qui pourtant me ressemblant s’y prêtait si bien, pour me définir : car il n’est pas définissable.

L’autre introduit dans mon être un trouble qui provient de sa nature – double puis sans fond. Je ne peux alors m’ouvrir à lui, en tant qu’humain à part entière, qu’en acceptant l’incertitude et la fragilité qu’il m’incorpore. Si je l’accueille ainsi, la stabilité de mon être en diminue proportionnellement. Son corps n’est plus objet mais chair, incarnation d’un être qui m’émeut et m’appelle, auquel si je ne me défends je me donne. Ses mots me possèdent. Je dois m’abandonner à lui, devenir son otage, ou bien le nier : c'est-à-dire objectifier l’expression de sa subjectivité, me contenter de son apparence, paroles incluses. Le faire redevenir objet autant qu’il m’est nécessaire et possible, objectivité avec laquelle je peux alors interagir sans me mettre en danger.

Le sujet et l’objet de la double rencontre s’excluent mutuellement et s’opposent : plus je me veux sujet (de subjectivité), plus l’autre m’est objet (objectivation de subjectivité, sujet absenté), et plus je le reconnais sujet, plus je deviens objet moi-même (sujet dont je m’absente).

Mais l’autre est également menacé par moi. Dans le même temps, il est de son point de vue soumis au même risque, au même enjeu. Nous avons tous deux à négocier notre aptitude à être en face de l’autre, dans les limites que notre propre fragilité nous impose. Dans la rencontre nous sommes chacun sur nos gardes, à moins que l’amour, qui est don de soi, ne nous réunisse.

3. Le saint, le S.S. et moi

Le mot « amour » ici peut choquer ; quel manque de sérieux dans cette idée qui sent l’eau de rose ou bénite ! Mais c’est en effet de manière scandaleuse que s’abolit parfois, à l’extrême, la distance qui sépare un humain de l’autre. Les convenances sociales, parfois même morales, ont pour fonction de réguler ce trouble dans la tribu, et les brise qui s’abandonne ainsi, idiot ou saint. L’amour comme phénomène social n’est bien entendu pas si extrême ; il s’y négocie pied à pied la part d’abandon qui nous échoit en privilège. Mais que l’on considère un instant ce cas extrême de la sainteté, puis son contraire, et l’on verra comment chacun, et moi le premier (ou le dernier), évolue en permanence entre ces deux pôles universels.

Considérer l’autre dans toute son humanité, c’est renoncer à soi, passer au-delà de l’ego. Dans la sainteté prise au sens religieux, ce renoncement est tel que tout autre, quel qu’il soit, est ainsi intronisé. Frère soleil ou sœur lune, frère loup, à tout le saint se donne car à l’image de son Dieu. Il n’aime pas son prochain comme lui-même, mais plus que lui-même, car il renonce à lui-même pour se donner à son Dieu à travers la création: sous l’égide de cette transcendance advient l’extrême absence de la rencontre. Le saint, se libérant de soi comme des vêtements de son père, n’exprime plus que cet amour absolu. Il ou elle accepte sa fragilité essentielle en se comprenant comme d’un Dieu transcendant. Il s’y plonge, dans le renoncement de son individualité, et fonde sa fraternité avec l’autre sur cette petitesse commune face à Dieu ou en Dieu. Il reconnaît la fragilité de l’autre dans son intégralité, comme égale à la sienne et aspire à la partager dans la glorification commune de la transcendance. Le conflit entre soi et l’autre se trouve ainsi désarmé, inopérant et substitué par un amour universel.

À l’opposé du spectre est le déni total de l’humanité de l’autre, de sa subjectivité. Les lettres S.S. sont ici un symbole plus général que la réalité historique à laquelle elles réfèrent. Ce phénomène de déshumanisation concerne en effet toute forme d’intolérance à l’égard de l’humain : raciale, ethnique, religieuse ou genrée, cette haine de l’autre connaît une variété de formes qui se ramènent toutes à un même processus. L’enjeu commun, ou le prétexte, en est la ressemblance physique, qui était le tremblement premier de l’objectualité de l’autre. Perçue comme différence (couleur de peau, de sexe) ou comme trahison du même selon un critère radical de définition de soi (croyance religieuse, orientation sexuelle), elle devient le support d’une objectivation totale. Celle-ci prend son origine dans l’incertitude ontologique où nous nous situons, dans l’angoisse absolue issue de notre fragilité. Incapables d’être nous-mêmes face à un autre, nous nous reposons sur des groupes fantasmés pour assurer idéalement notre existence individuelle.

La violence qui l’accompagne ne produit pas la déshumanisation ; dans l’absolu elle ne le pourrait pas, en pratique, dans la fiction angoissée qui y préside, elle est seconde. C’est la persistance intolérable de l’humain en l’autre qui entraîne la violence, comme tentative ultime de le réduire à objet. Les réalités effroyables qu’elle entraîne ont cependant pour conséquence d’objectiver à son tour le bourreau. Inhumain, dira-t-on, qui inflige de tels sévices à son semblable. Il faut pourtant voir que cette expression incontrôlable, incompréhensible selon l’humain, se fonde sur la même dialectique de subjectivité où se joue notre rapport à l’autre. À défaut d’être un saint, nous infligeons nous-mêmes à l’autre, et devons infliger au nom de notre existence individuelle, la même déshumanisation. Ce n’est qu’une question de degré : et, fondamentalement, de refuser ou d’accepter un critère collectif subdivisant l’humanité.

4. « Être un saint dans un monde sans Dieu » : l’hypothèse de la lecture

Selon ce modèle, en opposition à l’intolérance nous devrions rechercher la sainteté. Même si, et l’on peut discuter à ce sujet, sa réalisation extrême est destinée à demeurer l’exception – un idéal d’aimer son prochain comme soi-même pouvant demeurer « suffisant » – la sainteté serait la direction à suivre, l’exemple à observer. Cependant, une légère difficulté s’interpose si l’on considère que la sainteté nécessite pour advenir l’existence d’une transcendance. Ce point est mis en doute, et au-delà de tout débat théologique (ou de philosophie transcendantale) n’a que peu de réalité dans notre existence quotidienne. Or, sans transcendance de quelque nature, l’abandon de l’ego est rendu impossible par l’angoisse absolue, par le néant qu’ouvrirait la non-assertion de soi.

Si je m’observe un moment — et qui d’autre connaîtrais-je mieux que moi-même malgré tout ?—, je constate en permanence cette impossibilité de m’abandonner. À chaque instant de ma vie sociale, je m’affirme et j’existe par cette affirmation. J’observe des règles bien entendu, je suis un animal policé, mais je suis prêt à me défendre contre toute intrusion qui menacerait ma conception de moi-même : physiquement, socialement, je me définis un espace, variable et en perpétuelle reconstruction ou renégociation, dans lequel l’autre n’a pas de place. Si l’une des règles de la société « démocratique » dans laquelle je vis implique que je reconnaisse et respecte l’espace de l’autre (et l’on sait que l’établissement d’une règle trahit l’existence du désir de ce qu’elle interdit), la simple assertion de cet espace et le mouvement de sa frontière impliquent un lieu où je me préfère, où je suis seul sujet – et où l’autre s’il s’y aventure devient objet que je repousse. Même dans ce que j’appelle l’amour demeure une distance, moindre assurément, mais réelle qui me protège du vide qu’ouvrirait, dans ce cas, la disparition de l’autre auquel je me serais donné totalement.

Allons jusqu’à imaginer que j’aie le désir d’une transcendance, de me libérer de l’ego. Tout dans ma vie me rappellerait à moi-même. La manière dont je suis construit en tant qu’être social me contraindrait, soit à cantonner ce désir à une sphère indépendante de mon existence, faite de rituels du week-end, soit à quitter totalement « le monde », menant au paradoxe d’une ouverture à l’autre purement solitaire.

Il y a pourtant un lieu où je m’abandonne. Je le constate avant que de pouvoir l’expliquer ou le comprendre. Un moment où je renonce à ma subjectivité, à travers son principal moyen d’expression, le langage, pour m’emplir du langage d’un autre. Je suis à la fois hors de moi et hors du monde, transporté, retiré. Laissant tomber mes défenses, ouvert à l’expression de l’autre. Dans l’acte simple de lire un livre.

5. Textualité/objectualité ; l’auteur et la subjectivité

Acte simple en apparence, extérieurement : ce n’est pas grand-chose dans la vie quotidienne que de lire, au regard des comportements qu’entraîne une recherche de la sainteté. Cela demande fondamentalement la liberté de pouvoir s’absenter du monde quelques heures ; le désir de le faire. Pas de privations ni de jeûne. Pas de rupture définitive non plus, la lecture s’interrompt et se reprend à volonté.

Cependant, si l’on s’interroge sur ce qui permet ce phénomène, considérant l’acte de lecture en lui-même, on est loin d’une telle simplicité. Il faut d’abord expliciter la sphère du langage. D’un premier point de vue, elle ne concerne qu’une part de la subjectivité : on peut aussi remplacer son corps par le corps de l’autre, sa vision par la vision de l’autre, son chant intérieur par celui de l’autre. C’est le domaine des autres arts, le sexe, les arts visuels, la musique, qui adviennent par d’autres canaux physiques que le livre.

Mais le langage ouvre également, par l’imagination et en tant qu’expression de chacun de ces aspects, accès à la totalité de l’expérience humaine. En m’appropriant le langage de l’autre, je peux ressentir à sa suite des impressions physiques, visuelles ou musicales qui ne sont pas liées à ma réalité physique de l’instant. Ces impressions seront médiatisées par le langage, participeront d’une représentation de la réalité qui inclura de manière seconde les autres portes étroites de l’abandon de soi. Le langage est un code, c’est une évidence, et ses possibilités infinies de référence ne sauraient le faire oublier.

Dans la lecture, le livre que nous tenons devant nous est l’expression d’une subjectivité à travers un autre objet que le corps. Si le langage est commun au corps, par la voix, et au livre, par l’écrit, les implications de cette différence de nature sont extrêmes. Le livre est le langage de l’autre en son absence : un médium, objet intermédiaire, qui nous permet de nous abandonner sans risque matériel. Le texte écrit n’a pas la vibration physique de la voix ; il ne relie pas deux corps dans le présent d’une onde sonore, mais de manière intemporelle par son existence concrète, palpable, indépendante.

Cette objectualité du livre permet de transférer la rencontre dans un registre spécifique et parallèle à celui de la vie quotidienne. Elle implique une double traduction entre le langage et le vécu, assimilable à un encodage et à un décodage. La subjectivité de l’auteur prend forme dans le langage au moment de l’écriture, puis le langage redevient subjectivité (de l’auteur, pour le lecteur) au moment de la lecture : cela établit une distance qui n’est pas fondamentalement temporelle – le texte contenant ces deux mouvements dans une simultanéité qui s’abstrait du temps – mais linguistique. Les deux processus répondent à un ensemble de règles de fonctionnement particulières au langage, et peuvent s’analyser de manière scientifique.

Il y a cependant un moment de la lecture où l’on oublie cette distance, où elle s’abolit pour le lecteur, qui est comme hypnotisé, « possédé » par le livre. À la fois code et dépassement du code, la lecture tire son prix de cette possibilité. C’est alors qu’advient la rencontre véritable, que la lecture devient sainteté. « Voluntary suspension of disbelief », mais suspension aussi de la conscience du code linguistique, l’expérience de la lecture, si elle continue de dépendre de la construction artistique du matériau textuel, s’en affranchit. L’incroyance – ou questionnement du contenu – et l’attention portée au code étaient encore des produits de la subjectivité du lecteur : les ignorer participe de la dépossession de soi, du dépouillement de l’ego qui font l’essence de la lecture.

6. Lecture critique/lecture ouverte

Cette forme d’ensorcellement comporte néanmoins un risque : on ne peut pas laisser tomber toutes ses défenses, en permanence, face à l’autre – même dans ce contexte particulier. Si la subjectivité de l’auteur, exprimée par le texte, nous envahit, elle contient en elle un rapport au réel que nous sommes responsables de nous attribuer. Rien n’interdit après tout que le texte exprime des valeurs contraires à l’ouverture à l’autre qui est sa possibilité. Un ensemble de critères, dépendant de chaque lecteur, s’applique nécessairement pour autoriser l’abandon de soi. Il faut d’abord entrer dans le texte : ses caractéristiques nous y invitent, mais leur fonctionnement n’est pas absolu. C’est au lecteur de juger, d’abord, s’il accorde sa confiance, ensuite, s’il la maintient.

Ce jugement s’effectue en rapport au texte, sans distinction d’un contenu et d’un contenant (d’un fond et d’une forme). Ce que l’on peut appeler le style (ou l’écriture, non plus en tant qu’action concrète mais comme l’ensemble des caractéristiques d’un texte) fonctionne dans l’indissociabilité du dire et du dit. Jugement moral et jugement esthétique se confondent alors, rendant insécable la positivité de leur verdict. L’hypothèse ici à l’œuvre est qu’il est impossible que les valeurs qui sous-tendent un texte ne se révèlent pas lisibles, quel que doive être le degré de complexité d’une telle lecture.

Cependant, étant par nature rhétorique, le texte anticipe le jugement, particulièrement dans les premiers aspects qu’il donne à voir, en multipliant les stratégies de « captatio benevolentiae ». Celles-ci procédant d’une démarche réflexive, il s’établit naturellement, comme un contre-pouvoir, une lecture critique qui s’attache, également par la réflexion intellectuelle, à parfaire les outils de jugement qui permettent la lecture.

Cette lecture critique est nécessaire et se complexifie au moins à la mesure des stratégies rhétoriques, voire davantage selon une logique interne. Il n’en demeure pas moins qu’elle existe pour assurer, sans en amoindrir les qualités essentielles, la possibilité d’une lecture ouverte (d’ouverture à la subjectivité de l’autre), et non pour s’y substituer. En ce qu’elle consiste en l’assertion de la subjectivité du lecteur, aux dépens de la subjectivité de l’auteur et en objectifiant le texte de manière radicale (son risque propre étant celui d’une lecture idéologique, qui surimpose un système de valeurs rompant l’universalité critique du jugement), elle n’apporte par elle-même rien de ce qui fait la spécificité profonde de la lecture.