Analyse d'un poème d'Antoine Bargel, par Antoine Bargel (Master 1, 2005)
Psychanalyse & Lecture des textes Année universitaire 2004-2005 Mr Bruno Gelas
Dossier de validation : Analyse d’un poème d’Antoine Bargel « dioptre 4 » in Silences, éditions La Cinquième Roue, Paris, 2004.
Antoine Bargel (master 1)
dioptre 4
1 étrangères à ton nom, miroir 2 les alouettes lestes qui mélangent 3 dans l’œil l’ombre et le soleil 4 vide truffé d’or en ta chair absente 5 faite de sel et de pierre
6 parallèle à mon regard, étrangère 7 l’absente se mire au sel de ta chair 8 rêche, l’abstinente rime une stèle d’or 9 gravée des noms célestes 10 qui perpétuent le souvenir 11 de l’ancienne lumière
12 qui lavait autrement les cœurs 13 les fronts étoilés des prophètes déchus 14 perclus des coups de rêche, l’abstinente 15 qui se retourne, s’éloigne 16 suivie d’ombres virevoltantes
17 miroir, étrangères à ton nom
Il s’agit d’un poème en vers. La structure de ces vers ne relevant pas de formes préétablies, tant en termes de rythme que de rime, nous tenterons, pour introduire l’analyse sémiologique, de décrire sommairement ladite structure.
Le compte des syllabes donne : strophe 1 : 9/10/7/10/7 strophe 2 : 10/10/11/6/8/6 strophe 3 : 8/11/9/6/8 strophe 4 : 9
Certaines régularités apparaissent, semblant néanmoins ne pas se superposer aux strophes, mais partiellement aux phrases. On peut les schématiser ainsi : 9 10/7/10/7 10/10 11//6/8/6/8//11 9//6/8//9 [ phrase 1 ][phrase 2][ phrase 3 ] [ strophe 1 ][ strophe 2 ][ strophe 3 ][ strophe 4]
La rime classique est la répétition, principalement en fin de vers, de phonèmes formant au moins une syllabe. En fin de vers, les vers 5, 6, 7 et 11 présentent une rime en [εr] (les vers 5 et 11 étant les derniers vers des strophes 1 et 2 respectivement) et les vers 14 et 16 une rime en [ãt]. Cependant, on relève également de nombreuses répétitions de phonèmes à l’échelle supra-syllabique, non en fin de vers. Ce phénomène, s’il en participe, dépasse néanmoins la problématique de la rime, se situant à l’échelle du mot voire du groupe de mots. Nous en fournissons ici une rapide description en tant que système, alternatif à la rime et fondé sur la répétition, de structuration phonique-sémantique du poème.
Répétition de mots : v1 « étrangères » / v6 « étrangère » v1 « nom » / v9 « noms » v3 « ombre » / v16 « ombres » v4 « or » / v8 « or » v4 « chair » / v7 « chair » v4 « absente / v7 « absente » v5 « sel » / v7 « sel »
Répétition d’un mot avec ajout ou retrait d’une syllabe : v2 « lestes » / v9 « célestes » v7 « absente » / v8 « abstinente » v1 « miroir » / v7 « mire »
Répétition de tous les phonèmes d’un mot : – dans le désordre : v2 « lestes » / v8 « stèle » – en ordre inverse : v7 « mire » / v8 « rime » v7 « chair » / v8 « rêche »
Répétition de groupes de mots : – dans l’ordre : v8 / v14 « rêche, l’abstinente » – l’ordre des syntagmes étant inversé : v1 / v17 dans leur ensemble – cas particulier : v2 « lestes qui » / v9-10 « célestes /qui »
- Toutes les répétitions énumérées précédemment, à trois exceptions près (cf point suivant), associent un mot de la première strophe (v1 à v5) à un mot du début de la deuxième strophe (v6 à v9), soit directement, soit par double répétition (« absente » v4 → « absente » v7 → « abstinente » v8 ; « chair » v4 → « chair » v7 → « rêche » v8) Ainsi, ces quatre premiers vers de la deuxième strophe sont le point de convergence d’un réseau de répétitions qui atteint sa densité maximale aux vers 7 et 8, lesquels sont entièrements composés de mots répétés.
Seules trois répétitions concernent des mots ultérieurs au vers 9 : « étrangères à ton nom, miroir » v1 / « miroir, étrangères à ton nom » v17 ; « ombre » v3 / « ombres » v16 ; « rêche, l’abstinente » v8/v14. Remarquons que ces trois formes sont répétées dans l’ordre inverse de leur première occurrence : (v1(v3(v8-v14)v16)v17) Cette inversion trouve écho d’une part dans l’inversion des syntagmes du premier et du dernier vers du poème (à la limite extérieure du poème), d’autre part dans l’inversion des phonèmes du dernier mot du vers 7 (« chair ») et du premier mot du vers 8 (« rêche ») au centre du réseau de répétitions (à la limite intérieure du poème)
Le premier vers de la première strophe (v1) et le premier vers de la deuxième strophe (v6) présentent une structure syntaxique similaire : (adjectif + « à » + pronom personnel + nom, « virgule », apostrophe) Ce parallélisme est cependant mis en défaut de trois manières distinctes. En premier lieu, au vers 1 le référent du pronom personnel de deuxième personne du singulier est identique à l’objet de l’apostrophe, mais au vers 6 le pronom personnel est à la première personne du singulier, ce qui introduit un énonciateur jusqu’ici implicite, et c’est à la fin du vers 7 (« ta chair ») que se trouve un pronom personnel de deuxième personne du singulier qui relie l’objet de l’apostrophe au discours. Ensuite, la répétition de l’adjectif « étrangères » du vers 1 en position apostrophe « étrangère » au vers 6 est le lieu d’une dissociation du son et du sens : augmentant l’effet de similitude par la répétition d’un même élément phonique et graphique (signifiant) mais différant par sa nature grammaticale et ses propriétés sémantiques (signifié) : tandis qu’« étrangères » au vers 1 est un adjectif qui énonce une propriété des « alouettes lestes » (v2), « étrangère » au vers 6 est un nom qui introduit et réfère à une instance d’énonciation. Enfin, si au vers 6 le syntagme adjectival est construit en apposition au nom « l’absente » (v7), au vers 1 il est en relation parataxique avec le syntagme nominal « les alouettes lestes » (v2) et la construction subordonnée qui en dépend, en fonction de prédicat antéposé dans le cadre d’une phrase nominale à deux termes.
De manière similaire à la répétition de l’adjectif « étrangères » (v1) en nom « étrangère » (v6), l’adjectif « absente » est au vers 4 épithète du nom « chair » tandis qu’au vers 7 « absente » est un substantif sujet qui introduit un nouvel actant dans le poème et se situe en début de vers tandis que le nom « chair » est le dernier mot de ce même vers. L’introduction, là d’un énonciataire, ici d’un sujet de troisième personne, sous la désignation d’un mot déjà rencontré sous forme adjectivale, participe de la labilité des structures de sens entretenue par la multiplication des répétitions dans les vers 6 à 9.
Par contraste, l’atténuation du sens produite par les différentes formes de répétitions que nous avons étudiées entraîne une survalorisation du sens des vers 10 à 13. En effet, la répétition à outrance comme négation du sens et emphase mise sur la composante matérielle du langage rejoint le rêve d’un en-deçà du langage, d’une paradoxale, inatteignable jouissance de l’être des mots, hors du langage. Dans ce contexte, la construction du poème suggère d’une part l’importance particulière du sens des vers 10 à 13, en vue duquel une telle insistance sur l’absence de sens de ce qui l’entoure, et d’autre part, peut-être, la fiction, ou le rêve, construit littérairement, d’atteindre vraiment un au-delà du langage, sous la forme d’un au-delà de cette limite qu’est l’incantation (les quelques mots, apparemment « normaux », enchâssés dans une formule incantatoire, prenant là valeur de parole divine)
L’examen du sens des vers 10 à 13 semble concorder avec cette hypothèse : il s’agit de l’évocation d’un paradis perdu : « l’ancienne lumière/ qui lavait autrement les cœurs/ les fronts étoilés des prophètes » Le rêve d’un en-deçà/au-delà du langage est en effet lié, selon la théorie lacanienne, à un désir de l’Un, du retour au « mother and child », archétype du paradis perdu, qui précède le stade du miroir, lorsque le langage précisément vient déloger l’enfant de l’image de son union parfaite avec la mère. La chute est également décrite, les prophètes sont maintenant « déchus /perclus des coups de rêche, l’abstinente » et l’agrammaticalité de la construction accentue la violence avec laquelle la répétition de « rêche, l’abstinente » vient clore cette évocation.
Une telle compréhension du poème permet également de tenter quelques interprétations : ainsi, « l’abstinente » présente les sèmes /femme/ et /qui pratique l’abstinence/, « abstinence » pouvant sans trop forcer être pris au sens sexuel qui lui est le plus courant. Or il y a une femme dont le fait qu’elle n’ait pas de relations sexuelles (avec nous) est constitutif de l’imaginaire du paradis perdu, c’est la mère. De plus, au centre du poème se trouvent deux répétitions caractérisées par l’inversion des phonèmes en présence : « chair/rêche » et « mire/rime ». L’inversion suggére une interchangeabilité possible des phonèmes en présence : une des combinaisons donne [mεr].
Par ailleurs, on ne se privera pas de remarquer qu’au vers 9, la répétition du mot « lestes » (v2, relayé par « stèle » v8) dans « célestes » suggère une mobilité de la syllabe « cé », ce qui donne une stèle d’or « gravée d’énoncés lestes ». Et de savourer « ces graffitis obscènes de l’inconscient »…